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Réseaux sociaux : Non ragioniam di lor...

19 novembre 2020 (modifié le 20 novembre 2020)

L'Enfer de Dante (Chant 3)

Voici le coup d’envoi de mon blog auto-hébergé. Ce n’était pas le premier: j’en avais tenu un jusqu’en 2011, également appelé Histoire(s) de notre temps, il y a bientôt une décennie, et qui est d’ailleurs toujours en ligne1. J’avoue que je ne suis pas mécontent de ce retour aux sources. Je dirais même que je m’en réjouis, car j’en éprouve comme un sens de ré-affirmer ma liberté intellectuelle : c’est comme une déclaration de souveraineté personnelle.

Plus tard j’avais tenu un blog sur le défunt SwiftCommunity (qui appartenait au réseau Swift); puis j’avais commencé à publier sur LinkedIn. Cela avait l’avantage de donner une certaine visibilité à mes publications, qui avaient reçu un succès d’estime, particulièrement depuis mai 2020.

L’auto-censure ou la liberté d’expression ?

Le problème est que la liberté d’expression est forcément limitée sur les réseaux sociaux tenus par des entités commerciales, comme LinkedIn ou Twitter. On doit tenir compte de ce que ces entités sont prêtes à publier ou non, ou de ce que les gouvernements pensent que ces entités devraient laisser publier ou non.

Important

Je me suis rendu compte qu’il n’y aura guère d’avenir si on veut entièrement dépendre de ces plate-formes, pour une raison simple: on ne peut pas y publier ce qu’on veut.

Se rendre dépendant d’un système où des employés d’une multinationale peuvent, de façon plus ou moins arbitraire objecter à du contenu… cela conduirait forcément à l’autocensure. Ces considérations sont aussi valables pour Facebook (pour ceux qui participent à ce réseau).

Face aux restrictions à la liberté d’expression imposées par les multinationales gérant ces réseaux, faut-il en perdre sa sérénité ? Devrais-je, comme tant d’autres, se lancer dans des imprécations contre la décadence des moeurs ?

En premier lieu, les annonces de la fin du monde sont prématurées, puisque vous lisez ce billet. De plus, je me suis rappelé le conseil de Virgile2 dans la Divine Comédie.

Ce serait une profonde erreur philosophique d’en vouloir aux entités gérant ces réseaux sociaux, ainsi qu’à leurs employés. Ils ne sont après-tout que des êtres humains assez représentatifs de cette malheureuse année 2020 : ils appliquent des consignes, en tant que subalternes de l’Intelligence Artificielle, ce cerveau électronique qui gère l’immense Socio-Matrix des participants et de leurs contacts3. Lequel cerveau électronique est lui-même subordonné aux impératifs de la multinationale de faire un bon chiffre d’affaires annuel, et de maintenir un bon cours en bourse.

Ces personnes sont l’incarnation contemporaine de ceux que les contemporains du poète Dante appelaient ignavi : ceux qui, faute de savoir s’orienter dans la pensée, ne peuvent plus distinguer l’opinion du fait, la sincérité de la mauvaise foi, et le bien du mal. Pour combler le vide de l’âme, c’est la procédure et l’algorithme qui régissent désormais leur vie.

Les ignavi sont le produit de décennies de mass media dégradés, comme la presse de boulevard et la télévision poubelle. Et aujourd’hui, de social media qui poursuivent des buts de profit.

Dante, ‘Enfer’ (3ème chant)4

«  Et il me dit: «  C’est le sort funeste

des âmes tristes de ceux

qui vécurent sans gloire et sans infamie.

Ceux-là n’ont pas l’espoir de la mort,

et leur vie aveugle est si basse,

que leur sort est le moins enviable de tous.

Le monde ne laissera aucune trace d’eux,

ils ne connaîtront ni miséricorde ni justice:

ne raisonnons pas à leur sujet,

Mais contemple-les, et passe ton chemin.

Les employés de ces réseaux qui ont avalé la pilule bleue5 sont probablement bons époux au demeurant, et sans doute bons parents; mais les règlements et les ordres de leur hiérarchie leur tiennent lieu de conscience et d’étalon de la vérité. Ils peuvent être conduits à commettre des actes contestables, pourvu d’en avoir reçu l’ordre bien rédigé. En échange ils reçoivent un salaire qui leur apporte la sécurité, et peut-être une gratification en fin d’année.

The Matrix (Credit: Markus Spiske on Unsplash)

Ils ne se rendent pas forcément compte qu’ils risquent d’être eux-mêmes d’être mis au rebut, dès que leur futur ex-employeur aura mis en service réseau de neurones – qui travaillera 24 heures sur 24 et ne requerra ni cafétéria, ni salaire ni charges sociales.

Cela a déjà été le destin de beaucoup de jobs fonctionnarisés, comme les graphistes, puis de journalistes. Bientôt, ce sera le tour des employés des services d’assistance des grandes entreprises. En fait, de tous ces jobs frustrants où l’on s’entend dire constamment : «  c’est bête, mais c’est comme ça.  » Le Räglemänt6 abrutissant, c’est l’antichambre du licenciement.

Nourris-moi ! Nourris-moi !

La socio-matrice des réseaux sociaux n’est, malheureusement, que la plante carnivore de la Petite Boutique des Horreurs7 qui implore sa nourriture quotidienne : mais au lieu de boire du sang des êtres humains, elle s’abreuve de leurs contacts, de la sève de leur communications, et de l’énergie de leur âme.

Cette plante anthropophage génère des couleurs fascinantes et des jus sucrés, qui sont particulièrement attirants pour les commerciaux et toutes les personnes d’affaires qui ont quelque chose à vendre. Et finalement elle les liquéfie et les digère, pour assurer sa propre croissance infinie. Tout parasite vit aux dépends de son hôte.

"Nourris moi"! (Scène du cadavre dans la Petite Boutique des Horreurs)

Ce qui paraît en ce moment à beaucoup comme une promesse de nourriture du corps, n’est donc que la mort inéluctable de l’âme. Une fois qu’ils auront livré tous leur sucs nourriciers, ils finiront rejetés comme des carcasses vides, abandonnés dans l’Enfer des oubliés de la société de l’information.

Non possumus

Fort de toutes ces réflexions hautement prophétiques, il fallait aussi que je pense à mon salut à moi. Alors que faire à propos des réseaux sociaux. Fallait-il abjurer ma liberté d’expression, pratiquer l’auto-censure parce que le système veut cela?

Ah. J’ai bien du dire non possumus8 («  nous ne pouvons pas  »), pour au moins trois raisons.

  • La première est que (au niveau de ma sensibilité) l’auto-censure me va dans le sens contraire du poil. J’appartiens en effet manifestement à cette meute hétéroclite de loups sociables mais mal domestiqués: les fameux «  plots ronds dans des trous carrés  » qui ont historiquement été les fauteurs d’aggiornamenti divers, progrès des idées ou des techniques, renaissances ainsi que révolutions politiques (autant que possible pacifiques, car je désapprouve la violence privée). C’est plus fort que moi: je ne sers que les amis de mon groupe primaire, mes clients, ainsi que mon insatiable curiosité. Tout employeur qui ne serait pas en même temps mon ami, serait malheureux en ma compagnie. Tout Etat ou idéologie qui se croit l’égal ou le supérieur de Dieu9, n’aura jamais ma loyauté. Enfin l’informatique est un outil amusant créé pour me servir, et non le contraire.

  • La seconde que si (rationnellement) la liberté de pensée et d’expression étaient deux valeurs fondamentales, quel ce sens cela aurait-il si j’acceptait de m’auto-censurer, uniquement pour maintenir ma place dans un réseau social géré par une multinationale ? Ne serait-il pas plus judicieux trouver d’autres canaux pour m’exprimer ?

  • Troisièmement (sur le plan des compétences) j’ai un avantage sur beaucoup de gens: je peux me le permettre J’ai eu le privilège d’acquérir les survival skills de la société de l’information, c’est à dire ceux du hacker : par quoi il faut entendre l’équivalent du mécano qui adore récupérer une vieille bagnole de la décharge, pour la transformer dans sa propre caisse de rêve. Tout cela pour dire que le système du réseau social n’apparaît «  indispensable  » qu’à ceux qui ne savent pas comment s’en passer; dès qu’on sait se débrouiller un minimum avec l’informatique, on peut «  faire sans  ».

En définitive, le choix éthique s’impose de lui-même: la plante carnivore risquera toujours de trouver l’insecte que je suis indigeste. Et moi, je ne la trouve finalement ni ravissante ni goûteuse. Sachant qu’il y a des alternatives, je peux aller butiner d’autres fleurs ou trouver d’autres sources de nourriture.

Avertissement

J’ai eu la chance exceptionnelle de tomber dans la marmite il y a bientôt quarante ans, au moment de l’extraordinaire floraison de l’informatique individuelle des années 1980 (la révolution de la micro-informatique). À l’époque, l’informatique cherchait à échapper à l’emprise de multinationales come IBM, et des «  blouses blanches  » des grands centres de calcul. L’ordinateur personnel cherchaità entrer dans les maisons privées.

Aujourd’hui c’est fait. Mais nous vivons, en 2020 une nouvelle époque des blouses blanches: ce n’est plus à la machine d’échapper à l’emprise de grandes multinationales; c’est au cerveau de de l’être humain de se libérer.

Dans les années futures, seuls les jeunes qui grandiront en ayant appris à Lire, Compter et Ecrire, et qui auront aussi appris à PROGRAMMER (les ordinateurs) auront une chance d’échapper à la Matrice.

Pour revenir à la Divine Comédie, l’ironie est que l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis de Dante sont tous en ce bas-monde. Pour beaucoup d’entre nous, c’est largement une question de libre-arbitre.

Alors laissons derrière la répugnance et la tristesse de Dante qu’on ressent à contempler le sort du bon employé de réseaux sociaux (ou de journaliste inféodé à un journal) qui a avidement accepté son collier, sans réaliser que son employeur pense déjà à le larguer comme un chien, sur le bord des autoroutes de l’information.

Ou le destin peu enviable de l’ado qui entrera dans la vie professionnelle comme un zombie illéttré, sans savoir lire un horaire de métro ou une carte topographique, additionner le montant de son panier d’achats, griffoner quelques mots amoureux sur un papier, ni programmer son ordinateur.

Le chemin de la souveraineté est devant

Et comme le loup de la fable d’Esope, je pense déjà avec impatience à d’autres horizons plus vastes.

Les chaînes de publication automatisées de documents sont une de mes spécialités, depuis plusieurs années. Alors je me suis fait plaisir, comme un artisan florentin de la maroquinerie : j’ai monté mon blog absolument cousu main, qui utilise les technologies que je préfère.

Le nouvel outil est loin d’être parfait, et mon expertise personnelle dans le graphisme est au mieux rudimentaire (j’ai voulu faire tout seul). Néanmoins les efforts paient, et le résultat est à des années lumières de la stampovka 10 (les modèles fabriqués en grande série) des réseaux sociaux. C’est la revanche du petit artisan sur la daube de la grande industrie.

La longueur des messages est illimitée. Je peux insérer autant d’figures que je veux. La qualité visuelle du texte se rapproche plus de celle de l’impression. Je veux notes de bas de page, ou des légendes à mes figures ? Qu’à cela ne tienne !

La minute de la réclame

Vous voulez un blog «  cousu main  » ou une production en quantité de documents professionnels pour l’imprimeur ?

Mon savoir-faire dans la publication à large échelle de documents sur Internet, ou sur papier, est à la disposition d’entreprises petites et moyennes (prix sur demande).

Contactez-moi.

Atelier d'imprimeur (gravure de 1568)

Et surtout: je peux écrire ce qu’il me plaît, car je suis souverain dans mon atelier. Je peux y lire ma Bible en paix et dire Tu quand je parle à Dieu. Je peux diffuser des textes sacrés et prophanes à ma guise11. Le tout sans encourir les reproches d’un petit clergé limité, qui me reprocherait de sécher les sermons des prédicateurs papistes12.

En 2020, je me sens en effet comme un petit émule de Gutemberg13, qui aurait ouvert son officine à Genève14, au nez à la barbe de la police des Bourbons15.

A Genève, faisons comme à Genève: renouons avec la tradition de l’imprimerie libertaire.


  1. Note technique: l’ancien blog était basé sur le logiciel de blog B2evolution (language php), qui a d’ailleurs poursuivi son développement. 

  2. Virgile est un poète célèbre de la Rome antique, qui vécut à l’époque de l’Empereur Auguste (Ier siècle avant notre ère). Dans ce passage de la Divine Commédie (début du XIIIè siècle) rédigé comme un dialogue, Virgile est supposé être le guide touristique qui accompagne l’auteur dans l’Enfer, et qui explique les monuments et curiosités de l’endroit. 

  3. La socio-matrice (qui est relié à qui) est un outil mathématique fondamental utilisé par la police scientifique, ou par des réseaux sociaux, pour se représenter les réseaux de contacts de groupes de personnes. Socio-Matrix est une référence humoristique au film The Matrix (1999), qui décrit un monde virtuel où les êtres humains vivraient une existence virtuelle sans en avoir conscience. 

  4. Texte original: Ed elli a me: «  Questo misero modo /tegnon l’anime triste di coloro /che visser sanza ’nfamia e sanza lodo. / … / Questi non hanno speranza di morte, /e la lor cieca vita è tanto bassa, / che ’nvidïosi son d’ogne altra sorte. / Fama di loro il mondo esser non lassa; / misericordia e giustizia li sdegna: / non ragioniam di lor, ma guarda e passa  ». (Dante «  Inferno  », Canto III, 34-51) 

  5. Dans le film The Matrix, un des personnages est confronté aux choix entre deux pilules de couleur différente : la pilule rouge, qui implique la révélation d’une vérité déplaisante; ou la bleue, qui implique d’oublier et de poursuivre sa vie avec un mensonge rassurant. 

  6. Déformation amusante du mot règlement prononcé avec un accent suisse-allemand (dans l’imaginaire des Suisses Romands, les Suisses Allemand sont attachés à l’ordre et à la routine) 

  7. Référence au film musical La petite boutique des horreurs de 1960 (en anglais: The little shop of horrors) dont le thème est un employé d’un magasin de fleuriste qui découvre une plante carnivore qui parle et chante. Chaque fois que la plante a pu boire du sang, elle grandit. La plante continue d’implorer le petit fleuriste en lui disant, sur un ton pathétique: «  Nourris-moi ! Nourris-moi !  ». Le film étant libre de droits, il peut être visionné gratuitement sur l’Internet Archive

  8. Non possumus: Formule utilisée par les premiers chrétiens de l’Empire romain, à qui on demandait d’abjurer leur foi pour sauver leur vie. 

  9. Tout Etat ou idéologie qui se croit plus grand que Dieu: totalitarismes, Etats totalitaires, et Etats qui tentent d’imposer une religion nationale qui soit au-dessus de toutes les autres (qu’elle soit d’ordre spirituel ou politique). 

  10. Stampovka : expression russe péjorative (littéralement : moulé en série), remontant à l’époque de l’Union Soviétique. Il décrivait les productions en masse de l’économie communiste: souvent de qualité douteuse et qui étaient loin de concurrencer les productions artisanales de l’époque précédente. 

  11. Référence à la Réforme protestante du XVIe siècle. Un enjeu politique considérable consista à imprimer et diffuser des Bibles, et à enseigner la lecture, pour que les fidèles puissent approcher les textes sacrés sans passer par l’intermédiaire des sermons donnés par les prêtres à l’église. 

  12. Papiste: terme péjoratif désignant les supporters de l’Eglise catholique de Rome, qui s’opposait à la Réforme et donc à la diffusion des Bibles. Prédicateur papiste est une allusion à la communication officielle des autorités (notamment à Genève) à propos de l’épidémie de COVID-19 en 2020, souvent transmise sur un ton moralisateur et catégorique. Le petit clergé est une référence à une classe de journalistes de titres (comme Le Monde ou Le Temps) qui ont diffusé cette propagande. 

  13. Nom francisé de Johannes Gutenberg (env 1400-1468), artisan allemand qui lança l’imprimerie moderne des livres. 

  14. Genève (tout comme Amsterdam) était une ville protestante connue pour la liberté de la presse. De nombreuses imprimeries y produisaient des livres qui auraient été interdits ailleurs, et qui pouvaient ensuite être diffusés sous le manteau dans le reste de l’Europe. 

  15. Référence aux rois de France de l’Ancien régime, qui appartenaient à la famille des Bourbons. La France (particulièrement sous Louis XIV) était connue pour sa censure des écrits.